Compagnie aime l'air

Andy et le statut de la liberté

Pascal Bouclier
Compositeur, pianiste et chef d’orchestre inclassable, Andy Emler cultive depuis toujours une vision affranchie des étiquettes et des carcans musicaux. Refusant de se laisser enfermer dans la case « jazzman », il revendique une liberté totale de création, nourrie par la curiosité et l’expérimentation. Il revient sur son parcours, ses choix artistiques et pédagogiques, et partage sa réflexion sur l’importance de préserver l’intégrité de l’artiste face aux compromis. Entre anecdotes et convictions profondes, Andy Emler nous invite à repenser le rapport à la musique, à la liberté et à la transmission.

Tu refuses souvent de te qualifier de « jazzman ». Qu’est-ce qui motive ce choix et que signifie pour toi cette liberté de ne pas t’enfermer dans une catégorie musicale précise ?

Andy Emler : Il y a plusieurs raisons à cela. Historiquement, c’est très français de mettre des étiquettes sur les formes d’expression artistique. D’ailleurs, ces “dénominations” viennent souvent de personnes extérieures aux mouvements artistiques, comme les critiques en peinture, par exemple. On nous a appelés “la nouvelle vague des années 80” (heureusement que les vagues sont innombrables et incessantes dans la mer !), ou encore “musiciens tout terrain” (c’est sûr qu’en intitulant une de mes compositions de l’époque « 4/4 cm 3 », le nom était tout trouvé).
Les musiques dites de “création” (sans pour autant se prendre pour un créateur…) sont issues de toutes nos influences, en gestation, en digestion. Personnellement, je venais plus des musiques rock, pop, classique contemporaine, funk, que du jazz. À l’époque, quand on disait d’un musicien qu’il était “jazz”, cela voulait surtout dire “swing, standards, jazz afro-américain”, ce qui n’est pas ma culture de base. D’ailleurs, on me demande encore comment classifier la musique que j’écris. Ce à quoi je ne peux répondre que : écoutez-la, et vous verrez bien si vous aimez ou pas…

Tu es du genre à refuser les compromis si cela dénature ta musique. As-tu un exemple concret où tu as préféré suivre ton intuition plutôt que de céder à des attentes extérieures ?

AE : J’ai eu la chance de n’avoir jamais eu à subir de contraintes extérieures. Ma motivation dans l’écriture (qu’elle soit pour des professionnels ou des amateurs) a toujours été le plaisir pour tous, moi compris.
Par exemple, si j’ai une commande pour un ensemble d’harmonie ou pour des professeurs et élèves, j’ai envie que tout le monde prenne du plaisir, tout en effectuant un “trajet pédagogique” pour que le travail de la pièce serve à progresser, apprendre et découvrir de nouvelles choses. C’est pourquoi je rencontre toujours les futurs instrumentistes avant de commencer l’écriture.
Un jour, un directeur de festival m’a demandé de jouer un thème des Beatles lors d’un concert solo aux grandes orgues de la cathédrale. J’ai donc imaginé une “carafe-cristal” (et non un pot-pourri) de plusieurs mélodies des Beatles, à ma sauce…
Il y a longtemps, quand je faisais du piano-bar, un mafieux est venu me mettre 100 francs sur le pupitre en me disant (avec l’accent mafieux) : “Joue-moi Le Beau Danube bleu”, puis il est parti. Fier, je lui ai joué à ma façon… Il est revenu et m’a dit : “Je n’ai pas reconnu le morceau, mais tu joues bien du piano, tu peux garder les 10 sacs.”

À quel moment le compromis devient-il un danger pour l’intégrité de l’artiste ? Comment fait-on pour rester fidèle à sa vision dans un environnement parfois contraignant ?

AE : Je n’ai pas de réponse précise. Il me semble que tant qu’on n’est pas “bankable” et que l’argent ne coule pas à flot, on ne risque aucune atteinte à notre intégrité. C’est en cas de succès qu’on peut être amené à “rester dans le moule” qui a fait ce succès. Sinon, en ce qui me concerne, la musique et la passion sont plus fortes que tout environnement contraignant.

Le MegaOctet ou encore certaines collaborations avec des instrumentistes inattendus témoignent d’une prise de risque permanente. Qu’est-ce qui te pousse à sortir des sentiers battus et à tenter des expériences parfois “folles” ?

AE : Qu’est-ce qui pousse un artiste à vouloir créer, un scientifique à inventer, un peintre à renouveler son langage ? La passion de l’expérimentation, je crois. Composer de la musique, c’est se mettre en situation de risque. Quand on improvise en concert, on est encore plus dans la prise de risque, car là, on est vraiment à nu, et en public !
Mais je pense qu’il y a souvent une idée “déclencheuse” : la rencontre avec l’autre, la curiosité de découvrir d’autres artistes, et toujours cette soif d’apprendre des autres…

L’audace et l’expérimentation sont-elles des moteurs indispensables à la création musicale ? Cela implique aussi une part d’incertitude…

AE : Heureusement qu’il y a cette dose d’incertitude ! Sinon, c’est qu’on maîtrise tout de A à Z, et là, on prend la grosse tête ! On est dans l’égotrip, rien à voir avec mon métier. Comme dit plus haut, je crois en effet que l’expérimentation est un des moteurs essentiels. J’aime écouter des œuvres que je ne connais pas, découvrir d’autres univers de composition musicale (grâce, entre autres, à des gens formidables comme Anne Montaron ou Arnaud Merlin sur France Musique). Toute “nourriture” extérieure à sa propre réflexion est toujours bienvenue pour alimenter cette réflexion (jamais au régime intellectuellement, alors que pour le reste… no comment !).

Comment transmets-tu à tes élèves l’importance de la liberté et de l’expérimentation dans la musique, tout en leur donnant les outils nécessaires pour développer leur propre langage artistique ?

AE : Depuis des années, que ce soit en public, dans les écoles, collèges, lycées ou conservatoires, j’essaie de faire passer le même message : les gens, et surtout les jeunes, “consomment” de la musique sans vraiment la choisir. Hôtels, restaurants, commerces, municipalités diffusent en permanence du son, qui est devenu une véritable pollution sonore (20 à 25 % de notre fatigue quotidienne vient du fait qu’on ne choisit pas ce qu’on écoute dans ces lieux).
De manière plus individuelle, le grand paradoxe d’aujourd’hui, c’est que tout le monde a accès à toutes les musiques grâce à internet, mais on consomme sans choisir (je le vois beaucoup chez les ados qui suivent les modes créées par les médias). Cette perte du libre choix a des conséquences graves, comme un futur abrutissement intellectuel ou une perte totale de curiosité pour ce qui est différent. En extrapolant, on peut craindre la (re)naissance d’un racisme, d’un conservatisme lié à la peur de l’inconnu, au non-respect des différences, etc. Tiens, on ne serait pas un peu là-dedans aujourd’hui ? Pfffffff !
Le libre choix, c’est un choix de liberté ! Mais ça se travaille

 

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